Design & Intersections, quand le design s’invite à Tataouine

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Tataouine accueille pour la première fois un événement scientifique de haut niveau ouvert à tous : « Design & Intersections. Innovation et collaboration » les 30, 31 mai et 1er juin 2025.

Du 30 mai au 1er juin 2025, la ville de Tataouine a été le théâtre d’un événement d’envergure, titré « Design & Intersections. Innovation et collaboration », une initiative portée par l’Alliance Tunisienne des Designers sous l’impulsion de son ambassadrice régionale, Dre. Amel Ghrab. L’organisation de cette rencontre a été assurée en partenariat avec la Délégation régionale des affaires culturelles de Tataouine et la Jeune Chambre Internationale (JCI).

Une première à Tataouine : le design comme pivot culturel et scientifique accessible à tous

Cet événement, à la croisée des disciplines, s’est tenu au Complexe culturel de Tataouine et a rassemblé designers, chercheurs, praticiens et curieux autour d’un programme mêlant conférences, ateliers pratiques et activités culturelles. Il s’inscrit dans une volonté de décloisonner les savoirs du design en les rendant accessible au plus grand nombre.

Selon M. Fraj Sfifir, le délégué régional des affaires culturelles de Tataouine, ce caractère ouvert et inclusif confère à la manifestation un statut exceptionnel : pour la première fois, un événement scientifique de cette portée s’est tenu dans un espace public, rompant avec la tradition selon laquelle ce type de rencontres reste confiné au monde académique. L’initiative marque ainsi une étape importante dans la démocratisation du design et dans la valorisation de la recherche en dehors des cercles institutionnels universitaires.

Au cours de ces journées d’échange, de nombreuses idées ainsi que des retours d’expériences de designers tunisiens et internationaux ont été partagés avec le public. Les discussions ont été traversées par deux axes majeurs, révélateurs des tensions et des mutations actuelles du champ du design. Le premier axe a porté sur les enjeux éthiques auxquels les designers sont de plus en plus confrontés dans l’exercice de leur profession. Le second axe a concerné l’impact des technologies émergentes, et plus particulièrement de l’intelligence artificielle (IA), sur les pratiques du design. Les rencontres ont mis en lumière les bouleversements profonds qu’entraîne l’IA, tant sur le plan technique que sur le plan créatif et conceptuel.

Design et éthique

« Il n’y a presque rien dans notre environnement construit qui ne soit le résultat d’un choix de design. Le designer partage donc une responsabilité éthique dans la manière dont ces choix affectent la société. » Victor Papanek, Design for the Real World (1971)

Graphiste d’origine française et guest speaker de l’événement, Ludovic Dufour a ouvert la première journée de conférences par une interrogation aussi essentielle qu’engagée : le design peut-il être démocratique ? À travers la présentation des projets réalisés au sein de son agence, il a exposé une réflexion critique sur les tensions éthiques qui traversent la pratique du design. Il a en effet mis en lumière les dilemmes auxquels sont confrontés les designers : un professionnel du design peut-il, ou doit-il, refuser de collaborer à un projet lorsqu’il entre en contradiction avec ses convictions éthiques ? S’il revendique un engagement écologique fort, par exemple, peut-il s’opposer à des commandes émanant de clients ou d’institutions dont les valeurs ou les pratiques ne sont pas alignées avec les siennes ? Pour qui le designer travaille-t-il vraiment, et dans l’intérêt de qui agit-il ?

Cette dernière interrogation trouve une résonance particulière chez les designers installés dans des régions où le design demeure peu reconnu ou insuffisamment valorisé. C’est bien la situation de la conférencière Ghada Cherbib, architecte d’intérieur établie à Tataouine. Intitulée « Storytelling visuel : captiver par le récit en design », sa conférence a exploré les liens étroits entre narration, espace et identité, en mettant en avant le pouvoir du récit dans la conception visuelle et spatiale. La designer occupe une place singulière dans le paysage professionnel de la région : elle est actuellement la seule architecte d’intérieur basée à Tataouine. Son intervention a eu un fort écho auprès des designers en herbe de la région, auxquels elle a adressé un message mobilisateur et ce en affirmant qu’il est possible de bâtir une carrière loin des trajectoires centrées sur les grandes villes.

Parmi les valeurs éthiques que le design se doit d’intégrer figure la revitalisation des secteurs de production ancrés dans l’économie locale. Ce thème a été au cœur de la communication de l’universitaire Laila Abdelwahab, intitulée « Du patrimoine traditionnel au design réfléchi ». Elle y souligne le rôle central des produits issus de l’artisanat et des savoir-faire traditionnels, à la fois expressions culturelles majeures et sources de revenus. Pour assurer leur pérennité, elle plaide pour une adaptation aux visions actuelles du design, en l’inscrivant dans une stratégie globale de modernisation et de valorisation durable du secteur.

Le débat avec le public s’est également orienté vers une thématique au cœur des préoccupations éthiques actuelles : l’impact de l’intelligence artificielle sur le processus conceptuel.

Design et intelligence artificielle

Cette technologie, désormais omniprésente dans les métiers de la conception, suscite des avis contrastés au sein de la communauté du design. Pour certains intervenants, l’IA représente une opportunité dans la mesure où elle permet d’explorer des pistes créatives et de gagner du temps. Elle devient alors un véritable partenaire dans le développement des idées, capable de stimuler l’imaginaire et de repousser les limites techniques traditionnelles. D’autres, en revanche, se sont montrés plus critiques. Ils alertent sur le risque d’un appauvrissement de la pensée créative, notamment chez les jeunes designers qui ont tendance à s’en remettre systématiquement aux suggestions produites par les IA.

Dans le cadre de cette thématique, Badii Melki a présenté « Le cinéma face à l’intelligence artificielle : réalité et perspectives », abordant le rôle croissant de l’IA dans la production cinématographique, son apport au travail du réalisateur et les nouveaux enjeux qui en découlent. À distance, Iheb Garbaya est intervenu avec une présentation intitulée « Les technologies immersives repoussent les frontières de la perception en engageant nos sens au-delà du réel ». Il y a exposé les potentialités des différents types de réalité virtuelle, augmentée et mixte, etc., en soulignant leur impact sur les perceptions sensorielles et l’expérience utilisateur.

Anatomie du design : des ateliers pour comprendre et expérimenter

Le mot intersection dans le titre de l’événement a pris tout son sens à travers la fusion de deux ateliers animés par Ludovic Dufour et Badii Melki, intitulés respectivement « Conceptualisation en design » et « L’image en pratique : penser l’image dans un contexte extra-universitaire ». Le premier portait sur le design graphique, le second sur la photographie. Les participants du premier atelier ont réalisé des visuels en 2D, en noir et blanc, traduisant chacun un concept à travers un travail de découpage et de collage. L’objectif était de représenter des idées de manière abstraite mais intuitivement reconnaissable. Ces visuels ont ensuite été photographiés pour entrer en dialogue avec les productions de l’atelier photographie. De leur côté, les participants à ce second atelier ont d’abord bénéficié d’un cours sur les techniques de prise de vue, avant de partir explorer Tataouine pour capturer des images. C’est à leur retour que le véritable croisement entre concepts, visuels et photographies a pris forme.

Les workshops 2, 3 et 4 ont permis aux participants de plonger dans le quotidien du designer, en particulier lors des phases amont du développement de projet. Celles-ci impliquent la compréhension des bases du projet, la gestion de la subjectivité des clients, et l’identification fine des profils des usagers ciblés. Le workshop 2 : « Techniques de validation d’une idée de projet : BMC », animé par Amir Dabbebi, a initié les participants au Business Model Canvas, à ses composantes et à son utilité concrète dans le cadre d’un projet de design. L’atelier a permis de saisir l’intérêt de cet outil comme levier de différenciation pour les designers, en proposant un nouveau mindset. Une des conclusions importantes fut que l’observation des usagers constitue une étape essentielle, car elle permet de poser les bonnes questions et d’explorer les besoins de manière pertinente en amont de toute innovation. L’atelier 3 : « Analyse qualitative au service de l’UX design », animé par Haythem Ben khayat, a mis l’accent sur l’importance de l’observation des usages et de l’analyse qualitative des cibles pour concevoir des applications pertinentes. Les participants ont travaillé en groupe sur une application dédiée à l’Aïd el-Adha, destinée à aider les citoyens le jour de la fête, par exemple, en facilitant la location de matériel ou l’accès à des services d’assistance. Enfin, le workshop 4 : « Personal branding pour les designers », animé par Mazen Tlahig, a abordé une question essentielle : comment un designer doit-il se présenter, que doit-il dire et ne pas dire pour valoriser sa profession ? Les participants ont réalisé une vidéo ironique et critique, mettant en scène les remarques souvent dévalorisantes formulées par certains clients, illustrant ainsi les malentendus fréquents autour du métier et la nécessité d’affirmer une posture professionnelle solide.

L’événement s’est clôturé par un moment de valorisation incontournable : la restitution des travaux réalisés par les participants au cours des différents ateliers. Cette présentation finale a permis de mesurer la diversité des approches et la créativité déployée tout au long des deux journées. La clôture s’est poursuivie avec une visite culturelle guidée par M. Mansour Boulifa, qui a offert aux participants une plongée dans le patrimoine architectural et historique de Tataouine. À travers la découverte des sites emblématiques de Ksar Beni Barka et Ksar Lahdeda, les visiteurs ont pu appréhender la richesse des constructions traditionnelles, mais aussi le lien profond entre territoire, mémoire et identité, des notions qui résonnent pleinement avec les enjeux du design ancré dans le local.

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